Main page Recent changes Edit History

textes

chambres de distorsion ooops!

la figure de l'écho apparaît de façon récurrente dans mon activité

la bande-son comme lieu, ou une expérience des lieux filaires

tapis roulants

Entre autres pistes de travail ma période d'étude en arts visuels a vu apparaître dans ma pratique plusieurs réalisations de zones de distorsion du temps. Dans des lieux de type salle d'exposition les visiteurs entendaient une diffusion de ce qui paraissait être une bande son mais dans laquelle il apparaissait des traces sonores de leur présence dans le lieu antérieures de quelques instants à leur présent. Une diffusion sonore était installée à un point d'écoute ou dans une salle d'exposition. Sur le plan technique pour produire des retards de temps je construisais essentiellement des systèmes à bande magnétique dans lesquels la tête d'enregistrement et la tête de lecture étaient séparées d'une distance qui allait de quelques centimètres à plusieurs mètres. En rapport avec la vitesse de défilement de la bande magnétique cette distance entre le point d'enregistrement et le point de lecture déterminait le temps de retard. Elle était aménagée en fonction d'un rapport entre les dimensions de la zone spatiale que mes pièces concernaient (elles concernaient parfois un parcours) et entre l'usage qu'avaient les personnes de cet espace. Dans une première phase je travaillais avec des systèmes analogiques à base de magnétophones à bande très volumineux. Le système était visible, voire montré. Puis j'ai travaillé à base de magnétophones à cassette que je modifiais et je me suis acheminé vers une discrétion de la présence du montage technique en lui-même, les magnétophones étant devenus quasiment invisibles, d'une part parce qu'ils étaient en eux-mêmes plus petits, d'autre part parce que je les voulais plus petits et qu'en plus je les cachais ou ne les montrais pas.

miroirs, anamorphoses

Un travail antérieur a amorcé cette série, sans en faire directement partie. Il s'agissait d'une modification d'une acoustique au moyen d'un dispositif électronique. Une salle d'exposition de très petite dimension réverbérait comme une cathédrale tout son qui y était produit par la présence des visiteurs (bruits de pas, voix, etc.). Outre un microphone et un système d'écoute stéréophonique j'avais mis en œuvre une réverbération électronique. Sur le plan technologique, dans les appareils actuels, le phénomène sonore de la réverbération acoustique des salles est modélisé (imité) par un montage de lignes à retard qui enregistrent le signal audio qu'on leur envoie puis se rediffusent les unes dans les autres cet enregistrement avec un court laps de temps de retard. Le phénomène sonore de réverbération se comporte comme un écho très court dont les répétitions se mélangeraient, créant un magma, une masse qui tend vers le bruit. Comparé à un écho une réverbération sonne comme une résonance: au lieu de s'entendre séparément les répétitions du son se mélangent au point de former une masse compacte qui est le son de la réverbération. Lorsque nous produisons des sons dans un lieu réverbérant nous entendons en retour des entités sonores qui proviennent directement de ce que nous avons produit mais qui n'y ressemblent pas. Les sons réverbérés sont comme des avatars de nos propres sons. Nous disséminons notre présence dans un lieu et dans le temps sonore de ce lieu, dans sa résonance. Un premier degré de dédoublement apparaît dans le jeu de la réverbération.

Ça a la forme de son utilisation

Dans toute cette lignée de travaux la technologie apparaît par elle-même et pour elle-même, pour son propre potentiel expressif, par les structures de représentation qu'elle porte et sur lesquelles elle repose. Un phénomène transitoire qui normalement (c'est-à-dire dans la perspective dans laquelle cette technologie a été développée et mise en œuvre) reste un épisode de travail et n'apparaît pas dans ce qui est présenté au final. Or ce phénomène transitoire prend ici une existence propre pour se rendre présent aux visiteurs. Ici il n'y a pas de projet pré-existant à la technologie à laquelle celle-ci serait mise à contribution. Sans la technologie le projet ne se formule même pas car c'est la manifestation d'une technologie qui motive le projet lui-même. Sans la technologie il n'y a pas de nécessité artistique au projet. Le projet artistique vise et désigne l'existence du moyen technique de sa réalisation, ce moyen technique lui-même, précisément. La dichotomie contenant-contenu n'est pas adaptée ici. La nécessité artistique propre à ces travaux vient d'une rencontre que j'ai avec un outil que je considère comme un personnage. Ainsi mon rapport à la technologie est un rapport de rencontre. Ce que j'appelle le personnage de l'outil ce sont généralement des détails qui trahissent l'artificialité des machines, un bruit de fond par exemple, ou un caractère un peu sec dans une reproduction quasi-parfaite, ou trop parfaite, d'un son.

Une stratégie pour la forme

L'art contemporain nous désoriente par rapport aux idées que nous pouvons avoir de ce qu'est une forme. Comment faire dans un climat d'épuisement de la notion de forme quand on ressent d'un point de vue personnel cette idée de forme, que l'on pense en faire l'expérience sensible? Où trouver cette notion de forme, lorsque, participant soi-même activement à cette dissolution contemporaine de cette notion on refuse d'aller la chercher dans les endroits où elle est sensée se trouver? Une forme n'apparaît pas ex-nihilo. Elle apparaît dans un magma, dans un flux. Or ce magma chacun de nous en fait partie. Ce flux, notre être conscient y est intégré. La difficulté particulière dans le champ des pratiques artistiques c'est que la forme y est un élément courant, un élément du magma, du flux. Y générer une forme c'est s'intégrer parfaitement dans ce magma et ce flux. Par conséquent c'est ne pas générer de forme, annuler, dissoudre, évaporer la possibilité pour une forme d'apparaître, d'exister. Donc, de ce point de vue, en art générer une forme c'est générer un incident ou accident de forme. Mon activité en tant qu'artiste ne serait plus une activité de la forme mais de l'accident (une forme ne pourrait pas être détenue en soi). Cet accident n'existe pas en-soi. Il se produit lors de la rencontre entre la proposition artistique et la conscience de la personne qui s'y trouve confrontée. On peut comparer ce phénomène d'instant de la forme dans un contexte à un trajet habituel en voiture mais au cours duquel se produirait une crevaison d'un pneu. L'automobiliste, arrêté sur le bas-côté de la route pour remplacer la roue crevée, se trouverait alors projeté dans une situation qui lui est nouvelle sur ce trajet qui lui est habituel. Transposé dans le domaine de l'art c'est dans la relation entre la normalité du trajet et la spécificité de la situation de la crevaison qu'apparaît une forme. La forme est un noeud dynamique, en contradiction finalement avec l'apparence statique que nous avons tous tendance à lui donner pour la conserver.

croire, savoir, imaginer

Il est frappant de voir combien les communautés humaines ont travaillé à bâtir une vision du réel, une fable. Et nous-mêmes nous n'y échappons pas: une anti-fable, fût-elle positiviste et rationaliste, est encore une fable. Manifestement nos sens n'ont pas pour rôle de nous faire appréhender en conscience la réalité mais de nous y faire survivre et vivre. Ainsi, notre sens de la vision ne nous transmet que les impressions lumineuses qui concernent notre vie sur la surface terrestre, et ne nous transmet pas les rayons ultraviolets ni les rayons X, ni les ondes radio par exemple, de la même manière que nous n'avons pas de senseurs magnétiques. Et nous ne sommes pas restés à attendre que l'évolution de notre constitution biologique « reconnaisse » et valide nos envies d'étendre le spectre de nos sens comme des besoins et les traite en tant que nécessaires à notre survie et ne nous dote par exemple d'antennes radar dès la naissance. Nous avons formulé un axe de développement de notre civilisation appelé « progrès ».

Une part importante de l'activité scientifique a toujours consisté à tenter de déterminer ce qui est réellement à l'œuvre au-delà de ce que nous percevons de la réalité qui nous entoure. Notre subsistance matérielle n'avait pas directement besoin pour être assurée de considérer la terre comme autre chose qu'une surface plane. Pourtant quelques savants, depuis entrés dans l'histoire, sont allés imaginer puis vérifier que la terre, bien au-delà de ce qu'ils nous est donné de voir de nos yeux à hauteur du sol, est ronde. Laquelle de la terre plate ou de la terre ronde stimule le plus l'imaginaire?

métrique et burlesque

Dans l'histoire des arts sonores dans la culture occidentale l'intervention de la science tient une place déterminante car elle a produit une approche du son différente de celle qu'avait la musique, seule pratique jusqu'alors à considérer le son, fût-ce dans une relation utilitaire, comme support d'une structure musicale. Le point de vue scientifique sur le son dégage ce dernier de l'emprise affective que la musique exerce sur lui, d'une relation exclusive. Il revient à la source du son en lui-même et efface le tableau des affects liés aux différents sons dans la musique. Etudiant le sonore la science a généré un champ de sons neufs, non pas en créant de nouveaux sons mais en remettant en cause nos habitudes de rapports aux sons.

Mais une fois la période revivifiante de la découverte passée la science perd de son rapport au sensible. Car il ne suffit pas de constater une rupture. Il faut encore trouver et établir des continuités qui soient plus actuelles, faute de quoi le passé, avec et malgré sa fatigue, son épuisement, apparaîtra encore comme la seule solution. Par rapport à cela je me suis senti la nécessité de remettre en route un rapport de découverte avec le son. Je vois le fait de faire intervenir le son dans les arts visuels comme un acte proche de la mesure, de l'étude, procurant l'aménagement d'un point de vision.

Les technologies mises en œuvre dans les machines conçues pour le travail du son résultent de croisements de connaissances scientifiques. Dès lors ces machines peuvent être considérées comme des conglomérats encyclopédiques de savoirs scientifiques.

Isabelle Sordage a constitué une collection de petites règles qu'elle a soigneusement confectionnées et qui affichent toutes une graduation de 20 centimètres tout en étant chacune de longueur légèrement différente. Chacune de ces longueur correspond à un report scrupuleux de la distance donnée par des personnes auxquelles elle demande de lui montrer avec l'écart entre leurs mains une longueur de 20 centimètres.

Travaillant avec des machines conçues pour maîtriser le son je navigue pourtant dans l'étonnement. Je passe d'étrangeté en étrangeté.

documenter un doute

Cette zone de mes travaux à base de retards divers a trouvé un prolongement dans une série de pièces dont la construction repose sur des jeux de distorsion de déroulement temporel. Il s'agit de pistes sonores qui donnent à entendre des enregistrements qui commencent par un pur artefact sonore technologique (un bruit électronique, genre bruit parasite pour certains, ou une tonalité quasi pure pour d'autres) pour se décanter petit-à-petit au cours du déroulement de la lecture et laisser apparaître progressivement l'enregistrement d'ambiance acoustique qui se révèle comme étant le constituant de base du son abstrait de départ. On entend donc la construction à rebours de quelques chose qui est en train de se construire. On est en présence d'un document (enregistrement comme document sonore, parce que consultable) de la construction de quelque chose, ou du déroulement d'un phénomène, tout en étant dans ce phénomène et en le vivant, simultanément dedans et dehors donc. A l'image de ce dessin d'un illustrateur humoriste dans lequel on voit un homme vomir, puis vomir ses entrailles, puis se vomir totalement de sorte qu'il se retourne comme un sac.

Mais ce qui est amené au visiteur dans ces pièces ce n'est pas le processus de fabrication mais la relation entre des indices d'écoute et le processus. J'établis un terrain de jeu autour d'une question qui apparaît par l'écoute et qui est « qu'est-ce qu'on entend ». Je travaille à faire évoluer la réponse par l'expérience vécue à l'écoute. Dans les premiers instants de la lecture la bande paraît se situer hors du cadre de ce que vit le visiteur dans l'exposition. Puis apparaît le procédé qui se révèle être un clin d'oeil à la présence du visiteur.

bande-son et lieu

Dans ces pièces, bien qu'elles prennent la forme de bandes son, le rapport au lieu est très fort, tout aussi fort que dans les retards présentés dans des lieux de type salle d'exposition. Pourtant une bande son existant sous forme de multiple et diffusable en diverses situations et par diverses personnes n'est pas objectivement en soi un lieu. Mais ici c'est l'écoute, le fait d'écouter, le vécu de l'écoute, qui produit le lieu. Ce lieu existe par le mode d'habitation du temps d'écoute. On est à l'inverse d'une situation qui abolirait la notion de lieu, comme cela se fait habituellement en musique où la conscience est amenée à une flottaison, au sens d'apesanteur, par rapport à tout lieu et à une primauté de la vibration corporelle ou encore sans doute une expérience proche de la vie intra-utérine où la conscience de lieu n'a pas encore lieu d'être pour le fœtus. Au contraire on est ici dans une situation où c'est l'expérience concrète quotidienne du visiteur qui est sollicitée, par comparaison d'expérience entre un quotidien sonore physiquement cohérent et l'expérience qui est faite par le visiteur confronté à cette proposition plastique paradoxale.

Cette série de travaux est apparue par rapport à un cas concret que j'ai eu à traiter et qui était ma participation à une exposition collective. Je me trouvais alors dans une situation dans laquelle je n'avais que très peu de maîtrise de l'espace, notamment de l'espace acoustique. En effet la fluidité physique du son dans l'espace est encore renforcée dans les lieux d'exposition, où aucun travail spécifique n'a été développé sur le plan architectural pour une séparation entre différentes zones. Sur le plan physique une intervention sonore se trouve donc pour ainsi dire lâchée dans l'espace, et dans l'ensemble de cet espace. Son volume est gazeux, volatile, et non solide et fixe. Je me suis alors mis à travailler sur une construction de formes non pas sur le plan physique mais sur le plan mental, un développement temporel dont le mental du visiteur d'une exposition puisse expérimenter la forme, un peu comme une sculpture autour de laquelle il pourrait déambuler mentalement.

Le développement de la piste son en lui-même est simple: un bruit dont la décantation laisse progressivement entendre de quoi, de quels sons et sur quel principe, il est constitué. Plusieurs bandes sont réalisées sur le même principe et diffusées bout-à-bout en continu par un petit système d'écoute stéréophonique dans une zone très réduite d'un couloir de l'exposition. L'occupation spatiale de la pièce dans l'exposition tire parti de la présence du visiteur dans le lieu et de la présence résiduelle de son écoute. Chaque piste son développe l'ensemble de son processus dans une durée de deux à trois minutes. Ainsi lorsqu'il déambule dans le reste de l'exposition, hors du champ de la stéréophonie le visiteur a en bruit de fond une trace du développement temporel des bandes. Une écoute rapprochée qu'il peut choisir d'accomplir ou non en se plaçant entre les deux enceintes lui donnera alors les détails relatifs à l'impression qu'il avait dans une relation lointaine à ce qu'il entendait. Il pourra alors entendre le passage d'une masse sonore artificielle à des sons issus de notre expérience acoustique quotidienne, ainsi que le processus de ce passage. Chaque piste se comporte comme un volume compact constitué d'une surface plane pliée sur elle-même et qui se déplie progressivement jusqu'à la fin de la piste. On se retrouve donc dans un premier temps face à une forme explicitement artificielle, puis face à une forme en train de se faire, et enfin face à un simple cliché sonore d'une situation acoustique courante, rappelant quelque chose que chacun a pu entendre par ailleurs dans telle ou telle situation de la vie quotidienne.

espaces embarqués et surface du temps

Par ce travail j'ai commencé à envisager le fait qu'une bande son peut ne pas constituer une totalité perceptive, un monde en soi, mais rentrer en relation dialectique avec la situation du temps, de l'espace et du contexte dans lesquels elle se présente. Je cherchais à embarquer dans une bande son un espace mental qui puisse se parcourir mentalement comme peut l'être physiquement (mais aussi mentalement) un espace réel. Dans cette pièce les sons diffusés par le dispositif sont pré-enregistrés, donc fixés dans le temps. C'est donc au niveau de l'esprit que ce mouvement peut se faire, dans la manière dont l'esprit peut ou non jouer avec ce qui lui arrive par le biais de la perception mise en relation avec son vécu et sa connaissance des espaces réels. Il s'agit de ne pas happer l'attention du spectateur, de lui laisser sa possibilité de mouvement, comme dans un espace qu'il peut parcourir physiquement. Les éléments que je fais intervenir dans mes bandes son ont souvent un degré de hasard dans leur présence. Le mode de montage des divers éléments sonores entre eux est souvent totalement mou, au sens où il donne à entendre des sons qui pourraient être agencés d'une façon différente de celle dans laquelle ils apparaissent sans que les bandes en soient fondamentalement différentes. Les divers éléments sont agencés entre eux dans l'idée de tester leur propre présence dans un contexte, et non de prendre une place définitive. Ces bandes restent des agglomérats de signaux test et ne prennent pas le statut d'œuvre définitive. C'est le test et non l'œuvre que je travaille à aboutir. C'est le test qui est l'œuvre (c'est-à-dire que mes œuvres sont des tests).

Je travaille avec des phénomènes de retard, redoublement et répétition, mais qui ne sont plus des phénomènes métriques réguliers, au sens de répétitions rythmées, donc prévisibles, tels que peut l'être par exemple l'écho entendu au sens de phénomène acoustique. Comme on peut établir une dynamique dans l'intensité sonore, c'est-à-dire un degré important de différence entre les sons les plus forts et les sons les plus faibles j'établis un espacement entre les sons tels qu'on peut les attendre et leur apparition effective. C'est-à-dire qu'avant de donner une suite à tel ou tel son je dégage un champ de possibilités tout autour de lui. Pour l'instant j'ai procédé pour cela essentiellement de deux manières. L'une consiste à ralentir le temps (on peut aussi dire à le distendre) à l'intérieur des bandes en construisant des évolutions très lentes, molles, distendues. Cependant même en terme de ralentissement je me suis démarqué d'un simple étirement régulier du temps en intégrant des flottements dans la régularité de l'horloge des bandes son. L'autre, qui provient d'une pratique de travaux pour espace d'exposition que je développe continuellement en parallèle, consiste à dissoudre la sensation de temps dans l'écoute des bandes, à mettre même la présence des bandes en retrait, à faire oublier que l'on est dans un cadre d'écoute délimité par une bande. Dans ce cas je suis passé d'un mode du parcours, pratiqué notamment par la composition musicale, à l'établissement d'un terrain, vague, d'une friche, d'une aire sur laquelle sont disséminés des objets et des signes.

faire avant de travailler

Toute cette zone d'activité est apparue chez moi dans une relation de rencontre avec des dispositifs technologiques déjà en fonctionnement, dans un contexte industriel et technologique déjà hautement élaboré et développé, du fait que je suis né dans une société hautement équipée en électronique et notamment en électronique sonore. Pour ainsi dire des visages me sont apparus dans les fonctionnements mêmes des machines à son (non pas des visages dans les fonctionnements mais les fonctionnements comme visages) présentes dans l'environnement domestique (via les chaînes hi-fi, récepteurs radio, alarmes, etc.), alors que ces outils n'avaient pour rôle de contribuer à faire apparaître des visages qu'au bout d'un processus de projet, d'une intention. Le projet est alors devenu pour moi de sortir du projet intrinsèque des équipements audio, de cette géométrie du projet comme on sortirait du modèle géométrique qui a accompagné et soutenu tout notre développement social et culturel (saut extra-culturel qu'accomplit vraisemblablement en discrétion à quelques moments de sa vie toute personne). Les choses ne se font plus par le travail d'un projet défini et réalisé de façon linéaire mais par la rencontre avec une entité qui se détache de soi-même, dans l'approche de ce phénomène de détachement. Quand à la fabrication, elle est mécanisée et automatisée: mes machines fabriquent des choses et moi j'écoute ces choses. La bande sonore apparaît ici par le vécu qu'en a le visiteur sans qu'il n'y ait pour lui de travail. Sa bande sonore apparaît sans qu'il n'en formule le projet. Au moment où dans mon parcours personnel j'ai assumé une position de créateur les machines fonctionnaient déjà. C'est cela que j'appelle assez spontanément les « robots ». Comme tout un chacun je suis entouré de robots, de machines qui fonctionnent déjà sans mon intervention. Mon acte d'artiste consiste à leur poser une question de simple curiosité: « qu'est-ce que ça fait si... ». Et cette question je la pose via une pratique de création sonore.

machines à vécu

Il ne m'est plus alors nécessaire de faire figurer le processus, en montrant par exemple les machines en elle-mêmes de visu, ni en les faisant figurer. Il ne m'est plus nécessaire d'expliquer les fonctionnements techniques des appareils (mécaniques, analogiques, numériques, virtuels) mis en œuvre. Ce qui m'intéresse c'est un autre fonctionnement: celui de la sensibilité. La machine est en nous et c'est avec elle que je travaille. C'est nos machines intérieures et intériorisées qui font apparaître mes pièces d'artiste. C'est bien d'êtres humains que proviennent les machines. Les machines sont une occasion de s'objectiver, de se mesurer. Se mesurer aux machines comme on se mesurait entre chevaliers.

galerie des glaces

Elargir le périmètre de l'écho, établir le périmètre de l'écho. L'une de mes pistes actuelles de travail consiste en une série de rediffusion d'enregistrements de sons apparus dans l'environnement du quotidien (le mien, voire le notre, quand ces prises de son sont acoustiques, le notre quand elles proviennent des radios commerciales). J'ai notamment travaillé à partir de journaux radiodiffusés. Ces enregistrements sont effectués par des dispositifs automatiques programmés branchés sur des récepteurs radio domestiques. Des systèmes de lecture automatisés se chargent ensuite de les relire dans un ordre que je ne contrôle pas (bien sûr, je travaille à faire une place spécifique à ce désordre). Le processus d'écho n'opère plus par une écoute de nous-mêmes mais ici d'une chose avec laquelle nous avons un lien, un son qui fait partie de notre quotidien, du son qui nous appartient en tant qu'étant localisé dans notre quotidien dans un espace et dans un temps. Comparé à un effet d'écho stricto sensu les temps de répétition sont élargis et la métrique régulière de l'espace de la mémoire de l'écho se trouve dissoute. Nous ne sommes plus dans un dispositif physiquement contrôlable dont nous pouvons reconstituer mentalement le déroulement en nous informant de l'heure qu'il est. Ce n'est plus les faits que nous contrôlons mais, s'il est encore question de contrôler quelque chose, notre façon de les vivre.

des pensées dans les formes

A Versailles sous Louis XIV la Galerie des Glaces était un dispositif de contrôle, qui produisait des images bien encadrées mais qui en produisait une multiplicité. Ce dispositif de miroirs multiples s'établit sur une contradiction entre la réalité de la vision et le cadrage du miroir. Sur le plan de notre constitution biologique d'êtres humains notre regard n'est pas constitué d'une zone nettement délimitée de vision nette en-dehors de laquelle il n'y a que de l'opaque, contrairement à ce que formalise le système pictural occidental avec sa définition d'une netteté égale sur toute la surface picturale et cette brusque interruption du champ de vision au-delà des bords. Notre vision, au sens biologique, est progressive, passant d'une zone de netteté centrale à une zone de plus-en plus floue sur les côtés, le tout dans une répartition plus circulaire et nuageuse que nettement rectangulaire. Dans la Galerie des Glaces la disposition des vues investit les marges de notre champ de vision ainsi que la partie aveugle de celui-ci correspondant à ce qui se situe derrière notre tête et que sur le plan optique nous ne voyons pas. De plus la multiplicité de vues de type pictural constituée de l'ensemble des miroirs est en contradiction avec le contrôle de l'image des sujets par eux-mêmes que devrait permettre le cadre limité de chacune des ces images. L'appréhension même du flou comme limite progressive du champ de vision est elle-même dissoute. Comme « troisième œil » je propose le sonore, mais à condition que le regardeur autorise une vacance à son observation (tant auditive que visuelle d'ailleurs). Par jeu de fragmentation et retour de fragments de l'axe temporel de la bande son je m'amuse à accélérer un système de galeries des glaces beaucoup plus vaste spatialement que celui de Versailles et qui est le système médiatique. Je me vois comme un individu dans un gigantesque système qui est le système médiatique et qui m'apparaît dans mon imagination comme étant comparable à la galerie des glaces. Pour moi la galerie des glaces redevient un jeu, un kaléidoscope.

l'enregistrement comme chambre d'écho

Nous appréhendons l'enregistrement essentiellement comme un média. Mais la lecture d'un enregistrement n'est pas simplement documentaire. Pour une personne qui est en train d'entendre cette lecture il s'agit également d'une expérience. On peut considérer les différentes auditions par une même personne d'un même enregistrement comme un écho étendu dans le temps, un écho à très grande échelle, l'auditeur basculant dans une temporalité miniature de lui-même. Chaque nouvelle audition de l'enregistrement apparaît comme en rebond par rapport à la précédente.

En cela j'envisage l'ensemble de ma production comme une vaste chambre artificielle d'écho de sons qui me parviennent de mes diverses situations quotidiennes de vie. Je peux à présent envisager mes bandes non comme des formats fermés mais comme des éléments d'expérience. Je vois mes enregistrements comme des rebonds de la projection dans le réel que sont nos vécus. Ainsi Truc se présente sous forme d'un boîtier contenant deux exemplaires d'un même disque dont chaque piste tient plus du bruitage à intégrer dans un acte de lecture que d'une piste qui serait à écouter dans une simple perspective stéréophonique. Chaque piste de Truc peut être considérée comme un fragment qui aurait été découpé et extrait d'un écho.

Mais j'envisage également tout enregistrement apparaissant dans tout type de média comme un fait d'écho. C'est ce que l'on peut entendre par exemple dans Un Clocher, pièce sous forme de piste sonore qui est constituée d'un très grand nombre de répétitions de trois très courts extraits d'un disque du commerce.

formater ou arpenter?

Un enregistrement n'est rien de plus qu'une matière formée de manière à retenir des informations sous forme de codes. Entendre un enregistrement c'est en soi ne rien entendre ou, pour être plus précis, entendre de l'insignifiant. On n'entend jamais que la synthèse générée par la convergence d'information. L'enregistrement, pour se manifester dans un ordre de grandeur qui soit significatif (c'est-à-dire qui prenne place dans notre expérience de perception acquise à la surface de la terre), branche pour ainsi dire le flux de ses informations sur un récepteur qui est en nous, un récepteur de code et qui traite du code. Ce qui se manifeste à nous comme étant entendu ce n'est pas l'enregistrement lui-même mais la synthèse qu'en produit notre complexe de décodage, l'impression synthétisée par le code reçu et traité. Cela explique que nous puissions éprouver une adhésion à des signaux qui sont très pauvres sur le plan de la finesse sonore, bien en deçà de notre finesse de perception physique des sons. En effet concernant un enregistrement de musique métrique ou tonale c'est la cohérence métrique et/ou tonale qui l'emportera sur l'imprécision sonore. Les systèmes musicaux métriques et tonaux s'appuient sur une mesure et une récurrence. Le sonore ne s'y adresse pas à du sonore mais à un système. La machine musicale est une machine qui est déjà en fonctionnement, un fonctionnement par défaut, chez l'auditeur avant que toute musique n'arrive à son oreille. Cette machine musicale reconnaît et réassemble en un assemblage intérieur, une intériorisation de la musique pour chacun, ce qui est diffusé pour tous. Les musiques avant-gardistes elles-mêmes prennent place dans ce champ de recomposition automatique. La différence avec des musiques nettement tonales et métriques c'est qu'elles inventent des jeux de cache-cache et une posture nettement ludique vis-à-vis de la machine qui tente de recomposer quelque chose de musical à partir des signaux sonores.

Dans la plupart de mes bandes audio l'enregistrement est une pure expérience qui ne rejoint aucun système métrique, aucune machine de recomposition. J'en appelle chez le spectateur à une activité de recomposition qui est celle que l'on trouve dans le champ des arts visuels. Et c'est bien une activité, dans la continuité de celle que nous établissons tous communément dans notre relation à notre environnement dans sa perpétuelle mouvance. La différence vraiment signifiante entre mes bandes audio et les divers stimulis déjà présents dans l'environnement de tout un chacun est que mes bandes contiennent un parcours, un tracé, un déplacement, un balisage, un guidage.

Sur le plan des conditions d'écoute la simple lecture de ce signal représentant un guidage pose déjà une question qui est celle de la précision de lecture. Mais que pourrait être cette précision? Car l'écho, l'acoustique de cette chambre, prend le temps de passer par, de se faire rattraper par, une expérience consciente du vécu de l'écoute. La piste sonore ne cache plus son jeu car elle est processus. La chambre en retard distord une hypothétique ligne droite du temps. Les formes sont leur propre déformation.

Microcosme production-diffusion: produire et diffuser en même temps. Ici la production n'est pas un travail manufacturé. Quelque chose est produit par un dispositif qui, en même temps diffuse ce qui est produit.

Luc Kerléo, avril 2006, extrait du site http://luc.kerleo.free.fr/


Powered by LionWiki. Last changed: 2021/06/23 15:43 Erase cookies Edit History